Tiercé (partie 7)

Publié le par Chris de Neyr

  C’était l’année 1976. L’année de la sécheresse. Peut-être cela suffirait-il en guise d’explication ?

  Les grandes vacances commençaient à peine et les parents de Mathias, comme ils en avaient pris l’habitude depuis qu’il était en âge de marcher, l’avaient envoyé respirer le grand air de la campagne chez Tante Emma et Oncle Gabriel. Ces derniers vivaient à Ergny, petit village cousu de fermes dans le ventre mou du Pas-de-Calais. Un village où les gens ne se déplaçaient que sur des vélos qui leur ressemblaient : vieux, rouillés, avec les chaînes qui sautent et les freins qui crissent.

  Sœur Agnès était de ceux-là. Chaque matin, se rendant du presbytère au cimetière, elle passait devant la butte, là où Mathias avait planté sa tente d’indien. Là aussi où Eddy et Pierre, ses deux nouveaux copains, venaient le rejoindre pour organiser des « conseils de sages » qui se résumaient en fait à de longues conversations animées ayant trait au football, et, en particulier, aux « Verts » de St Etienne (Eddy était « Rocheteau-iste », Pierre « Curkovic-iste » et Mathias « Synaeghel-iste »).

  Chaque matin donc, Sœur Agnès leur faisait un petit signe de la main pour dire bonjour -ce faisant, elle lâchait le guidon et manquait toujours se casser la figure.

  Impossible de deviner qui d’elle ou de sa machine était la plus âgée…

  « A se demander laquelle des deux va dégeler la première ! » répétait souvent Oncle Gabriel à table. Tante Emma se signait trois fois de suite et grommelait ensuite des mots en patois que Mathias ne comprenait pas. Oncle Gabriel riait alors de plus belle et se mouchait en en mettant partout.

  Elle n’était pourtant pas si drôle Tante Emma. Mathias ne l’avait jamais vue sourire par exemple. C’était une femme de la campagne, qui ne sentait pas très bon. Comme sa maison. Elle avait beau passer des heures à genoux pour la laver (quand ce n’était pas pour prier), rien n’y faisait. L’odeur semblait venir des meubles ou des murs, elle était en-dedans. Mathias l’avait un jour fait remarquer à Oncle Gabriel : « ça pue de l’intérieur. ». Oncle Gabriel lui avait répondu en envoyant un jet de salive tout sauf translucide vers son crachoir et en posant sa main rêche sur sa joue : « Sois respectueux envers ta tante, c’est pour toi qu’elle prie. Et ne te moque jamais des gens qui t’aiment.»

  Quoi ? C’était bien lui qui disait ça ? N’était-il pas le premier à appuyer là où ça faisait mal !… Et s’il ne s’agissait que de Sœur Agnès, encore ! Combien de fois, par exemple, l’avait-on entendu débloquer sur le dos de Monsieur Colasse ? Ce demi-corps posé comme une erreur sur une carriole de bois mort, reconnaissable à cinquante mètres à la ronde aux claquements secs de ses deux fers à repasser sur le macadam. Ce pauvre homme vivait avec sa fille Anaïs à l’autre bout du village, dans un moulin en ruines qui jouxtait la rivière. (Mathias ne croyait pas qu’Anaïs était vraiment sa fille : il était blanc et elle était noire. Enfin presque noire. En fait, elle était surtout très belle.)

  C’est au moulin même que Mr Colasse vendait son lait.

  D’après Oncle Gabriel, il n’existait pas de trayeur plus rapide au monde : « On a rien trouvé de mieux qu’un cul-de-jatte pour traire les vaches ! » Là encore Mathias et sa tante avaient droit à une longue déflagration nasale entrecoupée de ricanements sardoniques et de morves fugueuse. Tante Emma l’accusait de vouloir provoquer la colère du Très Haut. « Pense au gamin. » disait-elle.

  Mathias connaissait bien Anaïs, la fille de Mr Colasse. C’était sa fiancée en quelque sorte, « ils marchent ensemble » comme disait Eddy (que Mathias soupçonnait d’ailleurs d’être un petit peu jaloux).

  Il n’y avait pas si longtemps, dans la roulette qui descend à la cascade, il l’avait couchée par terre pour frotter son ventre contre le sien. Elle s’était mise à chanter en yaourt la mélodie d’une chanson connue en respirant très fort entre chaque phrase. Comme il n’était pas très bon en anglais, il lui avait demandé d’arrêter de chanter et de sortir la langue pour la lui toucher avec la sienne. C’était dégueulasse mais ils avaient continué quand même.

  C’est quelques jours après que Sœur Agnès était morte –Oncle Gabriel avait ainsi eu la réponse à sa question les concernant, elle et son vélo. Le curé était passé à la maison, il était blanc comme un lavabo et n’arrêtait pas de répéter qu’elle était partie comme ça, qu’en se couchant elle n’avait rien dit et qu’au matin tout était torché (c’était ses mots à lui).

 

 Le jour de l’enterrement tombait un mercredi, comme le col de chemise de Matthias sur son cou. Lorsqu’il tournait la tête, on entendait un frottement sec ressemblant au bruit d’un ongle dérapant sur le tableau de l’école.

  « C’est normal, c’est neuf, avait dit Tante Emma, il faut attendre que le col se casse un peu. »

  Mathias ne demandait qu’à la croire mais en attendant, il préférait éviter les tapes dans le dos, de peur que sa tête ne lui roulât sur les pieds. Et puis aussi il avait mal aux dents. Et puis aussi les manches de sa veste étaient trop courtes. Et puis aussi son pantalon lui démangeait sous les fesses.

  Dans l’église, des hommes déguisés en contrôleurs SNCF (mais aimables) avaient placé la famille en arc de cercle autour du cercueil. « Elle était vraiment pas grande Sœur Agnès », se dit Mathias en regardant la petite boite. Il serra des mains puis retourna s’asseoir.

  Anaïs n’était pas là. Pierre et Eddy non plus. Mathias se demandait si c’est parce qu’ils s’en foutaient de Sœur Agnès …

  L’homme en soutane ne dit rien que Mathias ne sache déjà : « La mort n’est pas une fin en soi, Sœur Agnès est aujourd’hui la plus heureuse des femmes, elle a rejoint le Royaume des Cieux, elle va trouver place à la droite du Père (« Eh ben, il doit y en avoir du monde autour de lui… »), nous sommes tous réunis dans la maison du Seigneur en une même prière, pour accompagner celle qui vient de nous quitter, mais pas tout à fait, hein, car regardez bien : elle intercède encore ! Pardi, n’est-ce pas elle qui nous unit en ce jour ? »

  Très vite Mathias se désintéressa du sermon que l’abbé leur ressassait dans son micro de bal. Il tenta de se concentrer sur autre chose mais -était-ce dû à l’environnement ? seule la mort consentit à lui tenir compagnie.

  Celle de son grand-père en 1974 lui revînt comme un boomerang qu’il ne se souvenait plus avoir lancé. Il faisait froid, Loulou le chien blanc hurlait à la mort (on se serait cru dans « Croc Blanc »), un pantalon en tergal et à carreaux le démangeait déjà, il voyait pour la première fois son père avec les yeux rouges, il regardait une photo de son pépé sur un scooter (un vrai, hein, pas une de ces têtes de morues qui sillonneront les rues bien des années plus tard) et il était impressionné par les tonnes de tatouages bleus qui se pavanaient sur ses bras.

  Il se demandait aussi si mémé allait quand même lui offrir son traditionnel petit verre de cassis.

  Aujourd’hui, il ne voyait guère que le rouge du sang du Christ avalé goulûment par le prêtre et le vert des yeux d’Anaïs qui lui manquait.

  Un enfant de chœur mal réveillé passa devant lui avec sa corbeille mais il ne donna rien, préférant garder les poings serrés au fond de ses poches pour avoir moins froid.

  Ensuite ils sortirent de l’église dans la grâce de Dieu et, en ce qui concerne Mathias, dans des chaussures trop serrées.

  Il ne regretta pas d’avoir rien laissé à la quête.

  Après, au café d’en face, ils parlèrent, parlèrent et parlèrent encore. Des enfants qui ne poussaient pas et des légumes qui grandissaient (ou le contraire), de Jean-Louis qui n’avait toujours pas trouvé de femme (il ne serait pas un peu… ?), de Gisèle qui avait maigri que ç’en était pas normal (elle n’était pas malade au moins ?), de ces nouvelles maisons construites au bord de la Nationale, du bedeau qui faisait vraiment négligé pendant l’office (il était saoul, non ?), du temps qui ne s’arrangeait pas, du curé non plus, de Giscard qui chiait dans la colle avec ses œufs brouillés, de Guy Drut qui était vraiment moche mais qui allait si vite… bref, de toutes ces petites réflexions sur la vie, de quoi oublier ce pour quoi ils étaient là.

  Mathias était rentré à pieds, seul, en pensant à Anaïs qui n’était pas venue. Il avait jeté un œil sur le cimetière et aperçu Tante Emma qui semblait s’être perdue à trop se pencher sur des tombes, à la recherche de noms ou de visages d’autrefois. Mathias pensait aux séparations définitives (quoiqu’en disent les curetons) et se demandait comment on pouvait vivre en tolérant cela.

  Il passa par la cascade pour vérifier si la roulette portait encore les traces de leur câlin avec Anaïs. Il aurait voulu lui faire l’amour. Maintenant. Savoir enfin ce que c’était, ce que ça faisait. Pierre disait que faire l’amour n’était pas le plus important, c’est d’avoir envie qui comptait. Franchement, Mathias ne voyait pas trop où il voulait en venir celui-là avec ses phrases mystérieuses.

  L’herbe était encore aplatie par endroits et il sentit déjà son truc se raidir dans son pantalon. En moins de deux, il se retrouva allongé avec une main sur le front et l’autre coincée entre les jambes.

  C’est vrai qu’il aurait bien aimé lui faire plaisir à son petit ouistiti.

 

  Et soudain l’impensable survînt.

  D’abord des cris au loin, un prénom hurlé qu’il reconnaissait (et pour cause : c’était le sien !) et cette voix qu’il pouvait identifier entre mille. Anaïs ! Oh Anaïs, mon Amour. Te voici donc ventre offert à mon désir naissant ! C’est toi, oui c’est bien toi, qui vient à ma rencontre, répétant mon prénom, le semant à travers champs, prête à te donner toute entière.

  Hélas, beaucoup plus terre à terre, Anaïs reprit son souffle et le refroidit illico : « Mathias, vite… mon père. Mon père est tombé dans la rivière. Viens, je t’en supplie ! »

  Il eut à peine le temps de jeter un œil contrit et désappointé sur son entrejambe (contrite et désappointée elle aussi, aurait-il juré).

  La carriole de Mr Colasse était plantée à l’envers en haut d’un talus. Ses quatre roues minuscules pointées vers le soleil jaune tournaient sous l’effet du vent. En bas, de l’autre côté, là où coulait la rivière, Mathias reconnu Pierre et Eddy, de l’eau jusqu’aux genoux, qui hélaient Mr Colasse avec leurs mains en porte-voix.

  « Il est où ? » demanda Mathias.

  Anaïs lui répondit d’un geste impuissant en tirant ses cheveux sur l’arrière et il trouva ses yeux en amande plus beaux encore.

  « Il a peut-être été emporté par le courant ? suggéra Pierre les bras en croix.

  - Là… il est là-bas, regardez ! » cria Anaïs en pointant du doigt ce que Mathias avait d’abord pris pour un tronc d’arbre.

  Sur l’autre rive, pas loin de cent mètres plus bas, Mr Colasse n’était plus qu’un bassin orphelin s’enfonçant lentement dans l’eau. Si on ne le connaissait pas, on aurait pu jurer que c’était la rivière qui venait de lui emporter les deux jambes.

  C’est Pierre qui fut le plus prompt à réagir. Il se mit à courir en battant des bras. « On arrive Mr Colasse! On arrive! Tenez bon… » brama-t-il de toutes ses forces.

  L’eau ralentissant sa course, il décida de sortir et courut de plus belle en longeant le talus. Les autres tentaient vainement de le suivre. Leurs souffles courts et le bruit de leurs pieds qui cognaient par terre se mêlaient et remplissaient le peu d’air qui les entourait.

  Il n’y avait rien d’autre que ça.

  Ah si, Mr Colasse levait un bras.

  « On arrive papa ! » sanglotait Anaïs.

  Pierre n’était plus qu’à quelques mètres du demi-corps. Il cria : « C’est bon Mr Colasse… » et puis ensuite le gros « tsssoiinng » d’une corde à linge mal placée déchira l’air, lui entailla le cou et lui coupa la parole –pour toujours, mais personne ne s’en rendit compte sur l’instant, même pas lui.

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B
<br /> Ouh là, il y a bien longtemps que je n'ai mis un petit commentaire par ici moi!!! Z'allez pas m'engueuler hein??? On se laisse facilement emporter par vos textes Mr De Neyr, pas besoin de ciné,<br /> toutes les images sont là, nom d'un chien qu'c'est bien écrit tout ça, bravo bravo et encore bravo!!<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Maaa vous mé connaissez 'pitaine; jamais un mot plus haut que l'autre le Chris... z'êtes toujours welcome : the bar is open. Forever. And more. I can a folley.<br /> And more. Actually. So fuckin' hell. So what? Let me tell you that this is a...<br /> Oh ta gueule...<br /> <br /> <br />
M
<br /> Un truc comme une "maladie noire" non ?<br /> <br /> NDLR : Pour être honnête (une fois n'est pas coutûme) c'est après avoir lu cette nouvelle qu'à l'époque, ivre de jalousie et de mauvais vin, je me suis dis "ce truc là il est terrible, moi aussi je<br /> veux écrire des trucs terribles!". Bah voilà quoi, avec ce texte sachez que vous étes un peu devenu l'instigateur de mes affres lourds. - Pas de jeu de mots, je répète, pas de jeu de mots.<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Whaaouuuuu... (quoi dire de plus, je vous le demande...?)<br /> <br /> C'est vrai que cette nouvelle est la première... 1ère mouture: "Maladie noire"... bravo Maximus... fin des années 80... dans le train me ramenant à la fac après l'enterrement de ma grand-mère... Ah<br /> la la<br /> <br /> notes: Je ne savais même pas que je pouvais être l'instigateur de quoi que ce soit !!! (en même temps, quand je lis ce que je lis de vos affres lourds, je me dis que j'ai pas perdu mon temps ce<br /> jour-là... ÜüÜ)<br /> <br /> Merci infiniment de cette marque indélébile.<br /> <br /> <br />
P
<br /> m'enfin, pourquoi conclure tant que tu as de la matière??? Bon, sûr que l'apocalypse, c'est sympa - ou alors une bonne tuerie entre potes - mais ça peut attendre encore un peu... non ? vraiment pas<br /> ? Allez, quoi, un effort!!!<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Pmmfff... bon d'accord... (haussement d'épaule faussement détaché de celui<br /> qui aime se faire prier, uh uh uh)<br /> Le problème c'est qu'après va y avoir plein de ramifications et que je ne vais plus m'en sortir, hein!<br /> (bon, en même temps, c'est quoi le risque j'ai envie de dire...?)<br /> Alors donc je m'emploie de ce pas. (Hmm et sinon merci merci merci) ÜüÜ<br /> <br /> <br />
P
<br /> où l'on apprend que petits déjà... c'est donc en fait un roman que vous nous offrez à lire, hm ? Tellement de personnages et d'histoires à nous dévoiler encore... et c'est toujours aussi bon !<br /> <br /> allez, encore, ENCORE!<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Un roman... comme vous y allez Miss Poune!<br /> C'est très gentil de votre part mais je vais quand même conclure bientôt (comment? j'en sais trop rien pour l'instant...peut-être une apocalypse genre 2012 (tout le monde meurt et pis comme ça j'ai<br /> pas à me triturer les méninges) ;o)<br /> <br /> <br />