RENDEZ-VOUS

Publié le par Chris de Neyr

          Le fait est qu’elle a gardé son humour si particulier. « Tu me le dirais si j’avais un morceau de salade coincé entre les dents… ? » me glisse-t-elle ainsi d’emblée en guise de bonjour. J’en reste mortifié –tout de même, nous ne nous sommes pas revus depuis plus de six mois. Je la fixe droit dans les yeux en pensant à Mohammed Ali. Dans un cas comme celui-là, Ali danserait autour d’elle, à petits pas chassés, en une sorte de chorégraphie méticuleuse et entêtante. Ensuite il accélérerait progressivement le tempo, la provoquant ici ou là avec des fausses attaques, des feintes, des esquives, tout le toutim quoi, pour enfin l’achever en beauté et lui balancer son célèbre regard implacable –le genre pénétrant et distant à la fois, ce regard intense qui dirait : « Bébé, c’est vrai, il n’y a que toi dans ma pensée… tu es le centre de toute mon énergie, tu le sens n’est-ce pas ?... Cependant, il faut que tu sois bien consciente d’une chose : j’en ai absolument rien à foutre ! Tu peux jouer autant qu’il te plaira à la fille qui a de l’esprit à revendre, ça ne changera rien à l’affaire. Tu ne représentes plus rien pour moi. Je suis… tellement… au-dessus… si tu savais. »

  Hmm.

  Elle est arrivée à notre rendez-vous avec plus de deux heures de retard. Je n’ai même pas eu le cran de décrocher à la première sonnerie de mon portable. Elle n’a pas laissé de message. Au deuxième appel, je me suis vu appuyer sur la touche verte dans un état proche de l’apathie.

  - Allo ?

  - Oui.

  - Oui, c’est moi.

  - Oui.

  - Dis, j’appelle pour te prévenir. J’ai un empêchement de dernière minute. Je ne pourrai pas être là avant une petite demi-heure.

  - Oui.

  - ça ne t’ennuie pas ?

  - Non.

  - Tu es sûr ? On peut remettre si tu veux.

  - No-on.

  - Je suis désolée. Ce n’est pas ma faute.

  - Oui.

  - ça va ?

  - oui oui.

  A peine avait-elle raccroché que je me suis illico repassé la conversation en boucle, et c’est là que j’ai constaté que je n’étais absolument pas –mais alors pas du tout, prêt au combat.

  A six heures vingt-cinq, elle a rappelé. J’ai à nouveau laissé sonner. Après tout, si c’était si important, elle pouvait toujours me laisser un message. Et puis surtout ça me laissait un peu temps pour réagir, préparer ma riposte. Un bon uppercut du droit, par exemple. Comme celui d’Ali sur Cleveland Williams, le 14 novembre 1966 à l’Astrodome de Houston. Nom de Dieu, quel punch !

  Le message disait : « Oui, c’est encore moi. Bon écoute, je suis vraiment désolée mais j’ai encore un problème à régler. C’est très urgent. Je ne pense pas être disponible avant sept heures, sept heures et demie. Je te jure que je ne le fais pas exprès. Alors voilà, je ne sais pas… rappelle-moi pour me dire comment on fait. Bisous. »

  J’ai écrasé ma cigarette en tapotant du pied sur les petits cailloux blancs qui jonchaient le sol devant l’entrée de l’église. Je me suis employé à ne pas me mettre en colère. Car la colère est source d’échec, elle ne charrie que des regrets –comme une fringale de l’esprit. Oui, je devais juste rester zen et respecter scrupuleusement le programme : me préparer sérieusement au combat. Seulement me préparer au combat. Souffler. Souffler encore. Garder la tête dans le sac. Oui, comme ça… devenir un papillon gladiateur. Et souffler toujours. Il faut que tu restes toi-même, tu dois être en harmonie avec ton Toi.

  Je sentais bien que la clef du problème était là.

  Ce qu’il me restait de toutes ces années passées en sa compagnie ? Un aveu d’impuissance terrible : Ange ne m’avait jamais réellement pris en compte. Vous voyez de quoi je parle ? Je n’ai même pas l’impression de mentir en disant cela. Jamais aucun signe de sa part, rien qui puisse signifier la place que j’occupais dans sa vie. Elle me reprochait souvent d’être trop romantique. « Romanesque plutôt, non ? » je rectifiais comme un con. Mais ça ne changeait rien.

  Un soir où nous étions allés nous balader dans les dunes avec des canettes de bières, prenant mon courage et ma vessie à deux mains, je lui avais demandé si elle n’avait jamais songé à devenir, oh ! ne serait-ce qu’un court instant, une personne un peu plus, heu… disons généreuse, en témoignages d’affection par exemple. Je m’étais efforcé de lui dire ça gentiment, usant en cela d’un ton que j’espérais badin, scrutant le ciel pour y distinguer un signe encourageant, quelque chose d’infime. Ange en avait déduit que j’aurais peut-être aimé recevoir un petit cadeau de temps en temps. Aussi m’avait-elle offert un splendide tee-shirt de Moby, une semaine plus tard, au retour d’un séjour en Ecosse. Un paquet de bonbons à la banane aussi.

  J’en étais resté tétanisé plusieurs jours d’affilée.

  Le faisait-elle exprès ? Etions-nous si différents l’un de l’autre ? Mohammed Ali n’était-il donc pas le seul « no man’s land » d’incompréhension entre nous ? (Ange détestait Ali : son arrogance, ses allures de « tapette refoulée » (!), son machisme de foire et son langage de charretier. Je lui avais immédiatement demandé de préciser le fond de sa pensée, persuadé qu’elle voulait uniquement parler de l’image du boxeur, car voilà ce qu’elle détestait, hein, c’était bien ça… ? C’était bien ce qu’elle avait voulu dire, non… ? !)

  Lorsque je me laissais aller à raconter ce genre d’anecdotes à des proches –ceci afin qu’ils aient un aperçu du genre de relations déglinguées que nous entretenions Ange et moi, très rapidement je voyais leurs visages se crisper. Parfois, il arrivait à l’un d’entre eux, moins discret que les autres, de lâcher un : « Aaahh, ben dis donc… » plus déprimant qu’un train de nuit arrêté en rase campagne. Cependant, ô ironie, aussitôt après avoir déversé mon fiel, je ne pouvais m’empêcher de m’en vouloir terriblement. Parce que qu’avais-je fait sinon nier l’évidence ? Présenter Ange comme un monstre d’égoïsme n’était certes pas difficile, mais au fond de moi –bien enfoui tout au fond, je savais pertinemment qu’elle ne pouvait pas me donner plus. Que tout était de ma faute en quelque sorte, que je lui en demandais beaucoup trop –aveuglé d’amour que j’étais, sans jamais vouloir entendre les remarques réticentes qu’elle ne manquait pas de glisser dans la conversation lorsque je m’emballais comme un jeune cheval fou qui n’a jamais connu le manège.

  Parfois elle y mettait du tact, parfois non.

  Mais que savaient-ils, les autres, de la douceur de sa peau ? de sa sensibilité spontanée ? de son regard comme l’herbe des montagnes ?...  

  Bref, j’ai rappelé Ange et dit OK pour sept heures et demie.

  Elle est arrivée un peu après huit heures, les cheveux bronzés et la peau souriante –ou l’inverse, portant des milliers de sacs en bandoulière. Moi je ne faisais que rentrer et sortir les mains de mes poches. C’est à ce moment-là qu’elle a dit : «Tu me le dirais si j’avais un morceau de salade coincé entre les dents… ? »

 

  A présent je me penche vers elle pour lui faire la bise. Aucune sensation de ses lèvres sur mes joues –à peine deux pommettes qui se cognent. « Peste soient des avaricieux », je chantonne alors.

  - Où veux-tu aller ? me demande-t-elle en tournant la tête.

  - Je ne sais pas. M’est égal.

  - Là-bas ?

  Elle pointe du doigt un café à la façade bariolée, le dernier à la mode chez les jeunes branchés de la ville qui en ont fait depuis peu leur QG. Un rendez-vous de blaireaux selon moi.

  - Tu ne préfèrerais pas un endroit plus calme ? je propose, la voix brisée.

  Je pense à une baie vitrée en face de la mer.

  - Heu… non, pourquoi ? Je m’en fiche. Là ou ailleurs…

  Et elle fait ce geste vague de la main qui m’agaçait déjà beaucoup à l’époque où nous étions encore des amants fougueux et insatiables (Oooohh, mon dieu…).

  - Moi aussi, dis-je en tournant les talons, ça n’a pas d’importance en fait. On y va. 

  J’ouvre la porte pour la laisser passer. Le troquet est plein comme un œuf. « Ils l’ont mis où le ring ? » je m’interroge alors, sans doute un peu décalé.

  Les sacs d’Ange bringuebalent. Je me demande si elle rentre de vacances ou si elle est tout simplement  en train de déménager. Il y a de cela six mois à peine, je lui préparais encore le petit-déjeuner sans jamais me tromper sur la dose de café ni sur le thermostat du grille-pain. Aujourd’hui je ne reconnais même plus ses fringues.

  La roue tourne vite tout de même.

  Un jeune homme à la peau lisse lui attrape le bras aussitôt l’entrée dépassée :

  - Eh, Ange ! Saluuuut… tu viens à la soirée chez Mickey demain ?

  - Je ne sais pas, répond-elle avant de lui faire la bise (je remarque qu’elle l’embrasse vraiment, lui), j’ai un autre truc de prévu normalement. Mais pourquoi pas.

  Comme l’autre insiste, je m’éloigne pour m’installer à une table en retrait en nous commandant deux bières chacun.

  L’observant de loin, je constate à quel point elle est belle. (Seigneur oui, qu’elle est belle…pas seulement jolie, belle.) Naturelle. Ne cherchant pas à plaire. Ne regardant pas autour d’elle pour s’assurer de son effet. Et l’autre chatterton à côté qui n’arrête pas de sourire –à croire qu’il vient de naître.

  Une nausée sournoise m’envahi.

  C’est qui d’abord ce Mickey ? Un Raoul ou un Raymond qui ne s’assume pas ? Un véritable anglais ? Je me souviens, c’est vrai, qu’Ange a toujours eu un penchant pour l’Angleterre, et tout ce qui va avec.

  - Alors, comment ça va ? me demande-t-elle, s’installant en face de moi. (Au loin, dans son dos, le copain de Mickey sourit toujours. Mentalement je lui souhaite bon courage pour la suite.)

  - Ça va.

  Je remarque qu’elle parle comme une personne en pleine forme. Affûtée. Pas un kilo en trop sur la balance. Une personne qui n’attend rien de spécial mais qui est prête à bouffer le monde.

  - Tu fais quoi en ce moment ?

  - Pas grand chose, dis-je.

  - C’est vrai ?

  - Ben ouais.

  - Eh bien c’est marrant, parce que moi je n’arrête pas ! En fait, j’ai décidé d’occuper au maximum tout mon temps libre. J’ai repris le chant, je retourne au club de gym avec Linda, je révise pour mes exam’… hmm au fait, je suis retournée m’installer chez mes parents ! Tu vas pas le croire mais je me suis rendu compte que ce dont j’avais le plus besoin, c’était de repères et de stabilité… dingue, non ? ! Je sors beaucoup ceci dit, j’aimerais bien remonter à cheval aussi et puis j’ai l’intention de partir vivre à Londres prochainement.

  - Avec Mickey ?

  - Hein ?

  - Non rien.

  - Enfin tu vois, je n’ai pas le temps de m’ennuyer. Et toi alors… ? Vas-y, raconte.

  Comme elle semble être tombée dans un lyrisme à la noix, je lui parle du jab d’Ali, de sa finesse d’exécution, et de son jeu de jambes à rendre fou une pointure comme Fred Astaire. Elle m’observe en roulant des yeux –bien fait pour toi, je me dis.

  - Tu es sûr que tout va bien ? s’inquiète-t-elle enfin, profitant d’une faiblesse de ma part –une respiration plus laborieuse que les autres.

  - Non, heu... en fait, je morfle.

  - Tu...?

  - Je disais je morfle.

  - Pfft… d’accord, siffle-t-elle alors entre ses jolies dents, avant de porter le verre de bière à sa bouche. Et c’est comme si son entrain du début venait de se diluer dans la mousse qui lui redessine les lèvres. Elle regarde ailleurs, fait un signe de la main à quelqu’un dans mon dos. Who’s this ? je me demande. Kevin ? Steeve ? Dylan ? Bart Simpson ?

  J’allume une énième cigarette. Le goût est atroce.

  - Je peux t’en prendre une ?

  - Hmm.

  Elle se met à chercher frénétiquement quelque chose dans ses sacs, mais apparemment elle ne sait pas dans lequel. (Sait-elle seulement ce qu’elle cherche ?)

  Tout en faisant tourner mon briquet sur la table, je réfléchis à ce que j’aimerais changer en moi, là maintenant, si on m’en donnait la possibilité. J’hésite entre troquer ma dégaine de mec largué contre la classe d’Ali, ou bien changer mon humeur noire en fantaisie superficielle. Ou bien encore partir à l’instant même et proclamer en me titillant le lobe de l’oreille : « Je ne sais pas si tu es au courant babe, mais je suis un gars super rapide. Un gars tellement rapide, pfft… si rapide, tu vois, que lorsque j’entre dans ma chambre et que j’appuie sur l’interrupteur pour éteindre la lampe, je suis nu sous les couvertures avant qu’il fasse noir ! » (Le genre de truc qu’Ali avait sorti à la conférence de presse de Kinshasa avant son combat contre Foreman. Inoubliable !)

  Mais il ne se passe rien de tout ça.

  Parce que je ne fais que la regarder. Simplement. Je n’ai jamais su faire que ça finalement. Les traits de son visage. Ses petites fossettes. Le grain de sa peau. Ses lèvres à peine ourlées. Ses narines volontaires. Je n’ai jamais rencontré de fille aussi belle qu’Ange. Je m’en souviens bien maintenant. Et puis elle est si maligne. Trop peut-être.

  Le son de la télé et le brouhaha du café couvrent largement nos paroles à présent. Mais tout ça n’a plus aucune importance. Car ses yeux parlent pour elle. Et donc, en quelques secondes, tout est réglé. Elle n’arrive pas à croire que je lui ai donné ce rendez-vous uniquement pour reparler de nous –du nous d’avant. Je n’esquisse pas le moindre geste quand elle se lève précipitamment, quand elle ramasse ses sacs pour transpercer la foule tel un brise-glace impressionnant de maîtrise et de maintien. Et c’est ainsi que je vois disparaître, corps sublime, ondulant infiniment et jamais ne s’affaissant –comme dans mon souvenir.

 

  Quelques hommes en imper boivent un café au bar. Ils sentent la maison, la cheminée et le canapé en cuir. Le retour imminent au foyer. Deux écrans géants sont suspendus au plafond du café. Un match de basket entre le Panatinaïkos et l’A.E.K Athènes. J’ai déjà commandé une autre bière et je me demande où Ange s’en est allée. Si quelqu’un l’attend quelque part, dans un endroit que je ne connais pas. Les deux équipes sont à égalité et il reste 22 secondes. Possession de balle pour l’A.E.K. Le Pana est plutôt mal barré sur ce coup-là. Je pense à ce que je vais bien pouvoir faire ce soir. Peut-être mater un film. Ou prendre un livre. Ecouter des disques. Me tirer une balle dans la tête. Ou bien encore appeler quelqu’un. Ange, pourquoi pas ? Qui d’autre sinon… ? (Pas Ali, bien sûr.)

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Commenter cet article
S
<br /> ouh, beaucoup de retard, mais ce texte est un uppercut, t'es content, tu peux danser autour de moi et fouetter l'air de ta plume.<br /> comme l'a dit maximus, j'ai tout lu d'une traite, sans jamais relever les yeux de l'écran (moi qui suis plutot versatile).<br /> Superbe texte, qui semble ne "rien" dire mais qui en dit tellement plus que beaucoup.<br /> <br /> Que ne m'a-t-il pris de déserter temporairement ce lieux, hm ?<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Votre passage me remplit de joie et de fierté, Mister Stipe... Vaiment.<br /> <br /> <br />
M
<br /> Alors ? Le Pare Nouel ?<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Dans ses petits souliers, le gros... ah ah ah!!<br /> <br /> <br />
P
<br /> complètement d'accord avec Bob! Qu'est-ce qui vous prend, là, tous les deux, hmm ?<br /> Je sais de longue date que vous êtes bons, mais là...<br /> Ce personnage est superbe, triste sans patho et, oui, on oscille un peu entre la vraie déprime et un brin de dérision... Tout ça sans la rendre, elle, détestable le moins du monde (facilité que<br /> vous avez brillamment évitée!) alors je m'incline et vous félicite chaudement !<br /> Pour le voyage à Paris, si Bob conduit, moi je peux vous héberger!<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Alors là, votre comm sur le personnage féminin ne pouvait pas me faire plus plaisir... (vous savez comme c'est bon quand les autres relèvent qq chose que vous<br /> avez travaillé, hein...)<br /> <br /> D'accord pour la proposition d'hébergement Miss Poune, mais que tout soit bien clair entre nous: hors de question que je dorme à la cave...<br /> <br /> <br />
M
<br /> J'ai tout lu d'un trait. Effectivement ça sent l'uppercut, le ko. Outch! C'est très triste et à la fois (parce qu'on imagine le personnage aujourd'hui sorti d'affaire, mais l'est-on jamais vraiment<br /> ? )très léger, comme désabusé, mais tout de même pas drôle. Encore une fois vous avez l'art du récit et du décalage, ce bordel ambiant, dans le bistrot, le sac d'Ange et ce que va devenir la vie du<br /> personnage (aussi perdu qu'elle est belle), et les anecdotes sur Ali..un régal. Je me suis dit aussi qu'à la fin, tout de même, et puis non, rien. Ou si alors, un truc du genre "l'amour est un<br /> chien de l'enfer". En tous cas bravo. Et je partage l'opinion de l'auteur selon laquelle les autres ne se rendent compte de rien, qu'il aillent au diable. Et continuez à écrire sans vous biler pour<br /> le voyage à Paris, je vous emmène. J'adore conduire les autos.<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Grand merci pour votre comm si détaillé (c'est rigolo, ça donne l'impression d'écrire une "oeuvre"...hihi hi)<br /> <br /> Bon ben c'est ok, vous m'emmenez. J'adore me faire conduire en auto. (et pis on écoutera le dernier Eels...)<br /> <br /> <br />