Mémoire sélective (1/2)
SÛR QUE LE MIEUX serait de tout vous expliquer. Depuis le début. Ou faire parler quelqu’un d’autre à ma place, un spécialiste, quelque chose –parce que moi, expliquer, je sais pas trop. Ou peut-être je pourrais dessiner un schéma à la rigueur. Un truc vite fait qui vous montrerait ce qui ne va pas avec moi. Ouais, un schéma ce serait le mieux quand j’y pense.
Bon, le problème c’est que je sais pas faire les schémas non plus. D’ailleurs, en général, je sais plutôt rien faire. Mon grand-père Jean-Eudes, il dit que c’est pas vraiment ça le problème. Le problème, il dit, c’est que je suis comme une recette de cuisine avec tous les bons ingrédients, mais pas dans le bon ordre. Ou alors avec une merde au niveau de la sauce.
Pépé il explique mieux que moi, c’est sûr.
De toute façon, je crois bien que ce serait trop long pour vous expliquer à la manière d’un spécialiste. En plus mon petit doigt me dit que j’ai pas trop de temps devant moi. (Mon petit doigt est mon meilleur ami parce qu’il me nettoie l’oreille.)
Voilà. Pas d’explication donc. Et pas de schéma non plus.
En fait, j’ai trouvé ce que je vais faire. Ce que je vais faire, c’est raconter l’histoire. On s’en sort toujours un peu quand on raconte une histoire. (Mon grand-père Jean-Eudes dit souvent ça aussi.)
« A quoi ça sert d’abord la mémoire… ? Parfois on est en droit de se demander si on ne vivrait pas mieux sans… »
Celui qui parle au début de mon histoire, il est docteur, mais je ne le connais pas tellement. Et même je ne sais pas son nom. C’était marqué sur une plaque en or à l’entrée mais j’ai pas eu le temps de le lire tout à l’heure. Du coup j’ai décidé de l’appeler MS-Dos. Je l’appelle MS-Dos mais c’est seulement dans ma tête. Personne ne le sait –sauf vous maintenant. Si je l’appelle comme ça, c’est parce qu’il a plutôt l’air d’un bonhomme très très très très très vieux et que mon grand cousin Claude, celui qui travaille sur les ordinateurs, il dit toujours aux gens qu’il trouve pas tellement à la page : « T’as un métro de retard, Gaby (mon cousin appelle tout le monde Gaby), faut arrêter de travailler sur MS-Dos ! ».
MS-Dos donc porte des bretelles au-dessus de sa chemise et je ne vois pas trop à quoi ça lui sert vu qu’il a quand même le pantalon qui lui tombe en bas de son derrière. Il a de très grosses lunettes aussi –pas tellement les verres mais surtout les branches et les ronds qui entourent les verres, et ça lui fait une sacrée tête de nœud.
Je sais que c’est un docteur mais je ne sais pas en quoi. Maintenant que je l’ai entendu dire la phrase que je vous ai racontée au début, je pense qu’il est docteur de la mémoire. (Je suis peut-être idiot, mais pas sourd !)
Alors voilà : je perds la mémoire si j’ai bien compris.
MS-Dos a l’air de dire que c’est pas trop grave. « En ce qui le concerne, pftt… », il ajoute même en haussant les épaules, et puis il jette un œil vers grand-père avant de me donner une petite tape dans le dos.
- En ce qui le concerne… ? Qu’est-ce que tu entends par là ? demande Jean-Eudes. (Si ça vous fait rien, à partir de maintenant je vais juste l’appeler J.E mon grand-père, ça va plus vite à écrire.)
- Eh bien, sans vouloir te faire de la peine, je me demande si… heu, comment dirais-je, dans son cas, il n’est pas préférable d’oublier certaines choses. Tu vois ce que je veux dire ?
J.E souffle dans ses deux poings fermées comme il m’a déjà montré une fois pour imiter le bruit de la chouette ou du hibou, je sais plus lequel des deux. Pourtant je crois pas vraiment qu’il a envie de jouer à ça, là maintenant je veux dire. Il a plutôt l’air en colère grand-père. A la place de MS-Dos, je ferais super gaffe parce que je l’ai déjà vu se mettre en colère J.E… et quand ça arrive, je peux vous dire que ça pète drôlement !
M’est avis qu’il n’a qu’une seule envie en ce moment, pépé, c’est de lui rentrer dans le lard à MS-Dos ! Mais aussi je pense qu’il est peut-être en train de réfléchir, et qu’il se dit que ce serait certainement pas une bonne chose de s’énerver, pas intelligente et tout ça. (Mon grand-père me répète souvent qu’il faut réfléchir avant d’agir. Tiens, avec le bruit de la chouette, ça fait déjà deux choses que j’ai pas encore oubliées… je vois vraiment pas où il est allé chercher que je perdais la mémoire, le docteur… ?)
- Tu te rends compte de ce que tu dis ?
- Je préfère être honnête avec toi, Jean-Eudes. On se connaît assez.
J’ai l’impression que MS-Dos ne s’est pas rendu compte à quel point grand-père était vachement remonté. Alors que moi oui. Ils ne se connaissent peut-être pas si bien que ça finalement.
- Bien, souffle grand-père en m’aidant à me rhabiller, dis-moi combien je te dois et on va s’arrêter là. ça suffira pour aujourd’hui.
J.E paye avec plein de sous et puis hop, tout de suite après on se retrouve dans la rue.
Il fait beau et j’aime pas trop quand il fait beau. Je préfère quand il pleut. A cause des odeurs. Ça sent bon dehors quand il pleut. Surtout par chez nous.
- Ce gugusse est un charlatan ! râle J.E. Un vrai bon à rien.
- Qui ça ? je demande.
- Il a même jamais été capable de soigner correctement ta grand-mère !
- Mais qui ça ?
- Il n’y a plus que lui par ici, c’est le problème. Mais c’est pas grave mon bonhomme, je vais te prendre un autre rendez-vous en ville. T’inquiète pas, on va te trouver quelqu’un tout bien comme il faut.
Chouette, je me dis, voilà une bonne nouvelle. J’aime bien aller en ville. Enfin je dis ça, je me rappelle plus trop comment c’est d’aller en ville.
Ensuite des jours et des nuits passent mais je ne les vois pas bien défiler. Il me semble qu’un matin je joue au foot avec Rémy, le petit garçon de la ferme d’à côté. Mais ça ne dure pas très longtemps parce que sa mère lui crie dessus. Il y a aussi notre chien Farandole qui essaie de me mordre au bras parce que j’ai voulu lui remplir sa gamelle avec de l’eau de vaisselle. J.E lui met une jolie rouste juste après. Vlan, vlan ! !… En plein dans ta gueule Farandole ! (Après ça le chien il couine très fort, on dirait une vache qui a mal à ses bouts.)
Sinon grand-père passe beaucoup de temps au téléphone et ça me fait tout drôle parce que je croyais qu’il ne marchait plus depuis longtemps –le téléphone, hein… pas grand-père.
Et puis un jour ça y est : on prend le bus de la ville. On va enfin savoir pour ce qui est de ma mémoire.
(à suivre...)