Mémoire sélective (2/2)

Publié le par Chris de Neyr

      Pendant le voyage je vomis un peu mais grand-père a prévu plein de sachets « Auchan ». Je vomis dedans et tout le monde est content. Après on prend le train et je ne peux pas vomir puisque je dors.

  Une fois en ville, on va dans un café super chic où ils ne servent rien d’autre qu’à boire. C’est bizarre. Dans notre café à nous il y a plein de choses à vendre : du pain, des journaux, des bouteilles de gaz, des couteaux, des plats de concombres tout bien préparés. On peut même s’y faire couper les cheveux si on veut ! (Faut juste prévenir Luigi un petit peu avant.)

  Je bois un grand verre d’eau et grand-père un canevas, ou quelque chose comma ça. « Mais nooon, un calva… »

  Personne ne se parle dans le café. Même ceux qui discutent entre eux, ils ont l’air d’attendre quelqu’un d’autre. Ils regardent tout le temps leurs montres ou parlent dans des téléphones plus petits que ma main. J.E me dit qu’il va bientôt être l’heure d’y aller mais moi, à ce moment-là, je ne me souviens plus d’où est-ce qu’on va. (ça doit être parce que j’ai dormi dans le train.)

  - Chez le médecin, il me dit grand-père. C’est un grand spécialiste. Tu ne dois pas avoir peur, mon chéri.

  Grand-père me prend par la main et nous marchons tous les deux sur des trottoirs immenses. On peut s’y mettre à plein sans se cogner, c’est cool.

  J’ai pas peur.

 

  Le Grand Spécialiste ressemble un peu à MS-Dos. Je suis désolé de dire ça mais est-ce que tous les docteurs sont obligés de porter le même genre de lunettes par exemple… ?

  Il est assis derrière un grand bureau et il lit les feuilles dans une pochette mauve que lui a donnée grand-père. Il n’arrête pas d’enlever et de remettre ses grosses binocles.

  - Hmm, je vois… murmure-t-il en dessinant des O avec son derrière sur sa chaise. Bon Monsieur X, il s’agit de votre petit-fils Y que vous élevez depuis pratiquement sa naissance, c’est bien ça… ? (Bon, j’écris X et Y parce que je voudrais pas non plus que vous sachiez exactement qui on est, j’ai déjà donné les prénoms de mon grand-père et de mon cousin et je crois que ça suffit. Je voudrais pas faire des ennuis non plus, rapport à la fin de l’histoire.)

  - Oui.

  - Je lis dans le dossier que votre petit-fils souffre depuis quelque temps de troubles sérieux de la mémoire et…

  - Excusez-moi professeur, si je puis me permettre ce n’est pas exactement ça.

  Le Grand Spécialiste pose ses lunettes sur son bureau et puis il relève la tête en faisant une drôle de grimace.

  - Pas exactement ça ?

  - Eh bien voilà professeur, en fait ce n’est pas qu’il oublie tout ce qui vient du passé, non, c’est plutôt… comment dire, qu’il met du temps à se rappeler certaines choses. Il a surtout besoin de remettre tout bien en ordre dans sa tête et c’est pas toujours facile pour lui, rapport à ses antécédents. Mais c’est par moments seulement.

  - Je vois. Ce que vous essayez de me dire, c’est que votre petit-fils n’est pas devenu « amnésique », c’est ça ?

  - Voilà oui.

  - Nous l’avions bien compris.

  - Excusez-moi, professeur, je ne prétends pas vous apprendre votre métier. Seulement je suis un peu sur les nerfs ces temps-ci. Voyez-vous, la vérité c’est que nous avons eu quelques petits problèmes avec un de vos collègues à propos de tout ça, alors…

  - C’est ce que je lis, oui.

  - Je ne veux pas dire par là que mon petit garçon n’a pas de problèmes, tout ça. Ce n’est pas du tout ce que je veux dire non, mais…

  - Je comprends, je comprends.

  - Professeur, faut vous dire, ça n’a pas toujours été facile vous savez. Déjà avec son handicap à la naissance, tout ça… il a pas été gâté le gamin. La différence, tout ça, il s’en rend bien compte. Je ne voudrais pas qu’il croit…

  Et moi j’écoute grand-père et ça m’énerve un peu parce que je me demande pourquoi il ne finit jamais ses phrases. Il est pas comme ça d’habitude. D’abord il dit jamais « tout ça » autant de fois en suivant.

  - Ne vous inquiétez pas, monsieur X, dit le professeur en levant la main.. Loin de moi l’idée de faire des raccourcis malencontreux. Faites-moi confiance.

  - Merci professeur.

  Après Le Grand Spécialiste parle beaucoup avec des mots que je pige pas –et J.E non plus, j’en suis sûr. Avec le sourire il nous dit qu’on va être rapidement fixé. Du coup, mon grand-père et moi on se fixe nous aussi.

  Ensuite je sais plus comment j’ai fait mais je me retrouve dans une drôle de pièce, comme si on allait m’envoyer dans la lune. On m’a allongé sur un grand plateau qui roule et je rentre dans un petit tunnel. « Ne sois pas effrayé surtout, me dit une dame en blouse blanche (je ne l’ai même pas entendue arriver), tu ne sentiras rien. » Elle est jolie la dame. Et puis elle sent bon. Elle tremble un peu en me caressant les cheveux et j’ai le zizi qui durcit tout à coup.

  Je me demande si j’ai pas moins peur qu’elle.

 

  A la fin de la journée on rentre à la ferme, et cette fois c’est J.E qui vomit dans le train et beaucoup de temps passe après ça.

  Mais c’est pas du bon temps parce que j’ai souvent mal à la tête et que je tombe d’un coup lorsque je reste trop longtemps debout. Alors je dois rester au maximum allongé dans mon lit. Au début j’ai trouvé ça super mais maintenant je m’ennuie un peu. En plus, j’ai jamais faim. Je sais pas pourquoi, même les gaufrettes « Rita » je peux plus les saquer. De ma chambre, sous les couvertures, j’entends Farandole aboyer et grand-père lui mettre des branlées. Après le chien, il aboie plus, il va mourir bientôt si ça continue.

  Grand-père est souvent de mauvaise humeur. Surtout depuis qu’il a reçu du courrier du MS.Dos de la ville. Il dit que la vie est une « salope ». Même devant moi, il dit ça.

  Parfois aussi il me caresse le visage et se met à pleurer. Ça me fait de la peine pour lui. Et puis j’oublie parce que j’ai de nouveau très mal à la tête.

  Voilà, c’est tout ce dont je me souviens jusqu’au jour où il vient dans ma chambre pour me mettre un oreiller sur la figure.

 

  Il a poussé la porte de ma chambre sans faire de bruit mais ça n’a servi à rien parce que je ne dormais pas.

  Il s’est approché du lit en marchant sur la pointe des pieds, j’ai trouvé ça rigolo. J’ai fait semblant d’être celui qui dort à fond pour ne pas lui gâcher sa surprise. J’ai senti son souffle dans mon cou, je me suis demandé s’il allait pas me faire une piqûre parce que j’ai reconnu l’odeur de l’alcool qui pique. Il m’a retourné tout doucement sur le dos puis il m’a caressé la joue avec sa main à l’envers. Là, il a dit quelque chose que je n’ai pas bien compris parce qu’il y avait plein de salive dans sa bouche et que ça faisait des bulles quand ses deux lèvres bougeaient (j’ai vu tout ça parce j’ai réussi à entrouvrir les yeux sans qu’il s’en aperçoive). Il a déposé un baiser sur mon front et c’est là, juste après, qu’il a posé l’oreiller sur ma figure. En appuyant très fort.

  Ça n’a pas duré très longtemps.

  Je me suis débattu un petit peu au début, mais pas trop. Et puis soudain J.E s’est mis à hurler des mots bizarres, des trucs qui m’ont fait penser à des phrases que dit le curé pendant la messe.

  Quand je me suis arrêté de bouger, grand-père est resté allongé sur moi un bon bout de temps mais déjà je ne le sentais plus.

  D’ailleurs je ne sentais plus rien.

  Alors il a soulevé l’oreiller et il m’a fermé les yeux, et puis après la bouche.

  Je le voyais encore malgré mes yeux fermés. Je le voyais qui pleurait. Il avait le hoquet aussi. C’est là que j’ai réalisé que j’étais sans doute mort.

  Mort ?

  Ben ça alors.

  Franchement ça ne m’a rien fait. Rien du tout –sauf de la peine pour grand-père.

 

  Ensuite c’est là que j’ai commencé à vous raconter l’histoire.

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H
<br /> t'y habitue pas quand même !<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Oooohh siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii...<br /> <br /> <br />
M
<br /> quitte a avoir l'air de te faire reluire ...mais là pour le coup je suis séchée... pas de sentimentalisme gratuit, pas de pathétique ni de voyeurisme... une réussite vraiment... Merci pour ce<br /> moment de plaisir et d'émotion.<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Oh ouiiiiiii Ma'ame Olson, faites-moi reluire encore...!!!<br /> <br /> <br />
M
<br /> Oui je suis d'accord avec mes camarades bloguesques pour tout ce qui est des compliments...<br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> Merci beaucoup... ^^<br /> <br /> <br /> <br />
P
<br /> c'est malin de m'avoir provoquée...<br /> http://des-mots.over-blog.fr/article-grand-pere-43358492.html<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Allez, allez... pas de chichi entre nous Miss... vous adorez ça "être provoquée"! ;o)<br /> <br /> <br />
M
<br /> Bon ben c'est décidé, je reviendrai faire un tour par ici!<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Et vous serez toujours la bienvenue... un grand merci, vraiment.<br /> <br /> <br />